Les attaques menées par des groupes d’insurgés démontrent les liens existant entre le conflit et la sécurité alimentaire.
PERSONNEL D’ADF
Le coût en vies humaines de l’insurrection prolongée de Boko Haram contre les populations du nord du Nigeria est bien établi : il y a eu des milliers de victimes, des millions de personnes déplacées et la peur s’est répandue dans toute la région.
Mais en plus des vies qu’il a détruites, le groupe extrémiste a eu une autre cible : le secteur agricole. Les agriculteurs et leurs terres ont été visés par les attaques incessantes de Boko Haram. La présence du groupe a contribué à vider une bonne partie du nord-est du pays et a transformé ce qui était connu comme le grenier du Nigeria en une région où règne l’insécurité alimentaire. Les insurgés ont également directement ciblé les exploitations, mettant le feu aux récoltes, abattant du bétail et détruisant l’infrastructure.
Boko Haram constitue une étude de cas sur les manières dont un conflit et la sécurité alimentaire sont liés. La compréhension de ce lien est indispensable aux professionnels de la sécurité qui cherchent des moyens de protéger les civils des effets secondaires de la guerre tels que la famine, la maladie et les déplacements forcés. Ces effets, qui relèvent du domaine de la « sécurité humaine », sont historiquement beaucoup plus mortels que les conflits eux-mêmes.
Ernest Ogbozor, originaire de Kaduna au nord-est du Nigeria, est un ancien travailleur de la Croix-Rouge qui est à présent candidat au doctorat à l’école de l’Université George Mason pour l’analyse et la résolution des conflits. Depuis 2010, il a interviewé des agriculteurs au Cameroun, au Tchad et au Nigeria afin de déterminer les retombées de Boko Haram sur leurs moyens de subsistance.
Il a conclu que dans le but de contrôler la population, le groupe extrémiste cible délibérément l’approvisionnement alimentaire au moyen d’agissements odieux que le groupe nomme « démembrement des actifs ».
« S’ils ne peuvent pas vous tuer, ils s’en prennent à vos moyens d’existence. Ils brûlent tout », a-t-il indiqué à ADF. « Cela signifie que même si vous êtes vivant, il ne vous restera rien pour vous faire vivre ».
Environ 80 pour cent des habitants du Nigeria rural sont des agriculteurs. Leurs récoltes principales sont le sorgho, le millet, les arachides, les haricots et le riz. En 2013, lorsque Boko Haram s’est emparé de la plus grande partie de l’État de Borno dans le nord-est du Nigeria, de nombreux agriculteurs ont fui, et le groupe extrémiste a commencé à mettre systématiquement le feu aux récoltes et à détruire les infrastructures. Au début 2016, le bilan de Boko Haram était la destruction de 1.630 sources d’approvisionnement en eau utilisées pour l’irrigation, dont des pompes de forage motorisées, des pompes manuelles et des pompes solaires, selon la Banque mondiale. Les agriculteurs qui sont restés sur place ont été forcés par Boko Haram de payer des taxes allant de 1 million à 3 millions de nairas (de 6.000 à 18.000 dollars) en échange de leur sécurité.
« Ils voulaient se faire bien comprendre, montrer qui était aux commandes », explique Ernest Ogbozor à propos du groupe terroriste.
L’impact sur l’approvisionnement alimentaire de la région a été dévastateur et de grande ampleur. L’IRIN a découvert qu’au fur et à mesure que les agriculteurs manquaient plusieurs saisons de semailles et de récoltes, des pénuries d’alimentation ont commencé à apparaître, et le prix des denrées de base telles que les haricots ou les oignons a augmenté de 70 pour cent. En outre, précise Ernest Ogbozor, vu que les artificiers de Boko Haram se servent d’engrais comme composant pour la fabrication de leurs bombes, le gouvernement a restreint l’accès à ce produit, aggravant encore les difficultés des agriculteurs.
L’activité commerciale d’achat et de vente de produits alimentaires s’est quasiment arrêtée. Le Baga Fish Market de Maiduguri, un moteur économique pour la région, a été attaqué 20 fois entre 2009 et 2015, forçant presque tous les vendeurs à fuir. Un marché aux bestiaux de l’État d’Adamawa, qui attirait les éleveurs des pays environnants, a été fermé après un attentat-suicide à la bombe en 2015. Un autre important marché aux bestiaux de Maiduguri a été fermé par l’armée nigériane, de crainte que Boko Haram ne profite des ventes qui y sont effectuées.
Boko Haram a également attaqué les éleveurs. Le groupe a volé ou tué 470.000 têtes de bétail dans l’État de Borno, selon le quotidien nigérian Daily Trust. À cause de la diminution des troupeaux de bovins, le prix de la viande a été multiplié par trois dans certaines zones, d’après Reuters.
En interviewant des agriculteurs dans les plus importants camps destinés aux personnes déplacées à l’intérieur des États de Borno, Yobe et Adamawa, Ernest Ogbozor a été frappé de constater que des personnes auparavant accoutumées à l’autosuffisance étaient devenues dépendantes. Il indique que les tailleurs et les cordonniers pouvaient monter leur entreprise, mais que les agriculteurs dépourvus d’accès à la terre se trouvaient forcés de rester les bras croisés.
« Nombre d’entre eux sont dépendants des distributions et des secours d’urgence », observe Ernest Ogbozor. « Certains d’entre eux ont perdu des membres de leur famille, et ils essaient seulement de faire face à la situation. D’autres ne savent pas quel sera leur avenir s’ils retournent chez eux ».
Les attaques ont infligé des dégâts considérables, non seulement au regard des moyens d’existence des agriculteurs, mais également au regard de leur sentiment de valeur personnelle.
« Nous ne pouvons pas nous permettre d’acheter des aliments au marché, et nous [devons maintenant] dépendre de la générosité d’étrangers pour survivre », a confié à l’IRIN Mohamed Ali, un agriculteur de l’État d’Adamawa. « Je subvenais aux besoins de ma famille. Maintenant, je suis devenu un mendiant ».
LE CONFLIT MÈNE À L’INSÉCURITÉ ALIMENTAIRE
Lorsque les agriculteurs sont obligés de quitter leur terre et que les réseaux routiers et chaînes d’approvisionnement qui acheminent la nourriture aux consommateurs sont perturbés, la population souffre. Une étude réalisée par l’Institut international de recherche sur les politiques alimentaires (IFPRI) a examiné 14 pays enclins à la violence et révélé une baisse moyenne de la production alimentaire de 12,3 pour cent en temps de conflit.
D’autre part, les conflits déclenchent des migrations à grande échelle et transforment des familles autosuffisantes en réfugiés. Lorsque le nord du Mali est tombé sous la coupe des extrémistes et des séparatistes en 2012, cela a forcé environ 400.000 Maliens, dont nombre d’entre eux avaient été agriculteurs ou éleveurs, à fuir leurs foyers. Non seulement cette situation a perturbé la production alimentaire au nord du Mali, car les prix des céréales y ont augmenté de 80 à 100 pour cent en 2012, mais elle a également exercé une pression considérable sur les communautés hôtes au Burkina Faso, en Mauritanie, au Niger et au Sénégal. Les organisations d’aide humanitaire, historiquement, ont répondu aux besoins alimentaires des réfugiés, et l’impact n’est pas entièrement négatif pour les communautés hôtes, mais l’afflux de populations perturbe l’économie et peut entraîner des réactions xénophobes.
« La plupart des réfugiés sont hébergés dans des pays limitrophes qui ne vivent pas nécessairement dans de meilleures conditions économiques et connaissent souvent une situation préexistante d’insécurité alimentaire », ont écrit des chercheurs dans un article publié par l’IFPRI et intitulé « Refugees, Food Security, and Resilience in Host Communities » (Réfugiés, sécurité alimentaire et résilience chez les communautés hôtes). « Ceci peut constituer une charge supplémentaire pour les populations hôtes et peut affaiblir la résilience dont elles font preuve pour supporter les chocs et parvenir à la sécurité alimentaire sur le long terme ».
Les conflits peuvent entraîner l’insécurité alimentaire d’autres manières. Les jeunes journaliers sont essentiels pour les travaux des champs, mais ils sont aussi les premiers à être enrôlés dans les armées nationales en temps de guerre ou à susciter l’intérêt des insurgés locaux cherchant à les recruter. Cet affaiblissement de la réserve de main-d’œuvre ne fait qu’aggraver l’insécurité alimentaire.
« Les personnes qui sont les plus susceptibles de participer aux conflits armés, à savoir les jeunes gens des zones rurales dont les perspectives économiques et le niveau d’études sont limités, vont probablement chercher du travail dans le secteur agricole », ont écrit Henk-Jan Brinkman et Cullen Hendrix dans un rapport de 2011 pour le Programme alimentaire mondial. « Or, à mesure que les opportunités de travail se tarissent, combattre devient plus attrayant ».
L’INSÉCURITÉ ALIMENTAIRE EST UNE CAUSE DE CONFLIT
Tout comme la violence peut entraîner des pénuries alimentaires, les pénuries alimentaires peuvent entraîner la violence. En 2008, le prix des céréales, notamment celui du riz, du blé et du maïs, a brusquement augmenté sur l’ensemble des marchés mondiaux. Les familles aisées n’ont guère remarqué cette hausse des prix, mais cette dernière a marqué un point de rupture pour de nombreuses personnes vivant dans la pauvreté, lesquelles sont descendues dans la rue pour exprimer leur ressentiment. Les gens ont manifesté et se sont révoltés dans 48 pays, dont le Mozambique, où les émeutiers ont affronté la police, et Haïti, où les responsables ont évincé du pouvoir le Premier ministre après une semaine de manifestations.
Les prix alimentaires sont rarement l’unique grief, mais ils peuvent être l’étincelle qui met le feu aux poudres en provoquant un mécontentement populaire. Parmi les plus importantes manifestations de l’histoire africaine contemporaine figurent les émeutes du pain en Égypte en 1977, qui ont duré trois jours et ont fait plus de 800 victimes. « La brusque hausse des prix alimentaires peut inciter les gens à exprimer les griefs sous-jacents portant sur d’autres conditions affectant leur sécurité alimentaire, par exemple, l’emploi, les revenus ou les politiques gouvernementales », a écrit Emmy Simmons dans un rapport destiné au Woodrow Wilson Center. « Lorsqu’il y a un échec de la gouvernance, comme en Somalie, les pénuries alimentaires récurrentes et la famine deviennent partie intégrante d’un cercle vicieux d’instabilité, dans lequel l’insécurité alimentaire à la fois résulte des épisodes de conflits armés et y contribue ».
De même, lorsque l’accès à la terre pour la cultiver ou faire paître le bétail est limité, les conflits surviennent. Dans l’ensemble de la région du Sahel, une pluviométrie sporadique et l’avancée du désert forcent les éleveurs nomades à se déplacer de plus en plus loin en quête de terres de pâturage. Ces déplacements les mettent en conflit direct avec les agriculteurs qui labourent la terre.
L’ALIMENTATION COMME ARME DE GUERRE
L’une des manières les plus efficaces et répréhensibles de contrôler les civils est d’interrompre leur approvisionnement alimentaire. À travers l’histoire, les gouvernements, les armées et les groupes rebelles se sont servis de l’alimentation comme d’une façon de récompenser les paysans loyaux et punir ceux qui se révoltaient. Le chercheur Alex de Waal a étudié les initiatives entreprises par les militants soudanais Janjaweed pour contrôler les populations du Darfour au début des années 2000 en détruisant les exploitations et le bétail. Il leur a donné le nom de « contre-insurrections bon marché », ajoutant que « la famine et la politique de la terre brûlée [étaient devenues] leurs armes de choix ».
Au milieu des années 1990, la chercheuse Ellen Messer a inventé l’expression « guerres alimentaires » pour décrire cette tactique. Dans le cadre de ses recherches, elle a constaté que les militants utilisaient ce type de contrôle alimentaire dans 18 pays africains à cette époque.
« Les adversaires affament les opposants pour qu’ils se soumettent, en saisissant ou en détruisant les stocks alimentaires, le bétail ou d’autres actifs dans les zones rurales et en empêchant l’accès aux sources d’alimentation et de moyens de subsistance, y compris par la destruction des marchés », a écrit Ellen Messer. « Les ressources en terres agricoles et en eau sont minées ou contaminées afin de forcer les populations à partir et de décourager leur retour ».
QUE PEUT-ON FAIRE ?
Plusieurs stratégies et outils se sont avérés efficaces pour améliorer la sécurité alimentaire et atténuer la violence dans les pays enclins aux conflits et aux pénuries alimentaires.
• Réseaux d’alerte précoce : de tels systèmes compilent les informations ayant trait aux prix alimentaires, à la disponibilité des aliments et aux conditions agricoles, depuis un large éventail de sources, de manière à ce que les organismes gouvernementaux puissent anticiper les pénuries alimentaires et les brusques fluctuations des prix.
• Interventions sur les prix : de nombreux pays subventionnent quelques produits de première nécessité afin d’empêcher d’importantes fluctuations des prix affectant les agriculteurs et les consommateurs. Toutefois, une politique économique prudente est nécessaire. Des subventions médiocrement appliquées peuvent fausser les marchés de manière nuisible ou peuvent s’avérer non viables financièrement, ce qui peut mener à un conflit encore plus important une fois qu’elles ont cessé.
• Développer la résilience : les stratégies pour la résilience incluent la diversification et la rotation des cultures, la modernisation des pratiques culturales, l’ajout d’activités commerciales agricoles auxiliaires, ainsi que l’organisation de coopératives pour aider les agriculteurs à se préparer à des années de vaches maigres.
• Gestion partagée : des projets pilotes en Éthiopie, où les violences interethniques et intercommunales autour des ressources foncières sont courantes, ont enregistré des succès. Ces projets ont démontré que lorsque des communautés anciennement adversaires s’associent pour gérer la terre et prendre des décisions en commun au sujet des ressources naturelles, la violence s’éloigne.
• Protection des agriculteurs : l’expérience dans de nombreux pays montre que les agriculteurs sont parmi les membres de la société les plus vulnérables aux attaques perpétrées par les groupes d’insurgés. La compréhension du rôle important que les agriculteurs et les éleveurs jouent pour renforcer la sécurité humaine devrait inciter les armées à accorder une priorité plus élevée à leur protection.
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