Mettre fin au massacre exige un engagement de la part des communautés.
PERSONNEL D’ADF | PHOTOGRAPHIES DE FELIPE RODRIGUEZ
En avril 2016, des responsables kényans ont érigé dans le Parc national de Nairobi 11 impressionnants tas de défenses d’éléphant et de cornes de rhinocéros confisquées et y ont mis le feu. Les tas représentaient 6.500 éléphants et 450 rhinocéros massacrés.
D’après la journaliste Rachel Nuwer, du National Geographic, l’ivoire (105 tonnes) et les cornes de rhinocéros (1,35 tonne) avaient une valeur estimée à 150 millions de dollars.
Et il ne s’agit que d’une fraction (environ 5 pour cent) des stocks d’ivoire et de cornes amoncelés par les gouvernements africains. Le braconnage est un commerce très lucratif.
Il reste encore environ 400.000 éléphants en Afrique, un cinquième ayant été massacré pour leurs défenses au cours de la dernière décennie, selon des statistiques de mars 2016. En 2015, 1.338 rhinocéros ont été tués pour leurs cornes. Il reste actuellement moins de 26.000 rhinocéros.
En raison de la superficie même du continent et des vastes étendues de terre dont ces animaux ont besoin pour paître, les patrouilles anti-braconnage deviennent des missions ardues et onéreuses. Les experts affirment que la seule manière d’empêcher le braconnage est d’impliquer davantage de forces que celles des autorités gouvernementales traditionnelles.
Les responsables gouvernementaux sont divisés sur la politique consistant à incinérer l’ivoire et les cornes de rhinocéros. Ils constatent que l’ivoire et les cornes de rhinocéros représentent de très grosses sommes d’argent et que, en théorie, la vente du matériel saisi pourrait faire baisser la demande et réduire le braconnage.
« Certains sont d’avis que nous faisons l’inverse de ce qu’il faudrait faire, en faisant valoir que le Kenya est un pays pauvre et que nous pourrions mettre à profit les quelque 150 millions de dollars que vaut d’après eux l’ivoire pour développer notre pays », a affirmé le président kényan Uhuru Kenyatta au National Geographic au moment de l’incinération. « Je préfère attendre le jugement des générations futures, lesquelles, j’en suis certain, apprécieront la décision que nous avons prise aujourd’hui ».
Ce n’est pas la première fois que l’Afrique est confrontée au massacre à grande échelle de ses éléphants. Dans les années 1970, la demande d’ivoire est montée en flèche dans le monde entier. Dans les deux décennies qui ont suivi, la population des éléphants d’Afrique a diminué de moitié. En 1989, la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction a interdit tout commerce international de l’ivoire. Malgré cela, en 1999 et en 2008, quatre pays africains ont autorisé des ventes limitées d’ivoire en Asie. Au lieu de satisfaire la demande d’ivoire, ces ventes limitées ont eu l’effet inverse : la demande et les prix ont grimpé, et le braconnage s’est considérablement aggravé.
Avec d’autres pays, le Kenya estime à présent que la seule manière de mettre fin au braconnage est de stigmatiser les acteurs du marché de l’ivoire et de la corne de rhinocéros pour les inciter à rejeter ce commerce. Ces pays affirment qu’il appartient au monde entier de ne voir dans l’ivoire et la corne de rhinocéros rien d’autre que des parties de cadavres d’animaux.
DE NOUVELLES MÉTHODES SONT NÉCESSAIRES
Une chose est claire : on ne mettra pas fin aux méfaits des braconniers uniquement au moyen de patrouilles de protection des espèces sauvages. De nouvelles idées, de nouveaux acteurs et une nouvelle pratique du renseignement s’imposent. Les organisations non gouvernementales (ONG), en particulier les groupes voués à la conservation, parmi lesquels la Honeyguide Foundation, le Friedkin Conservation Fund et Conservation International, jouent un rôle actif à cet effet.
Rien qu’en Tanzanie, la liste des groupes concernés par la prévention du braconnage inclut l’Association des parcs nationaux de la Tanzanie, les Forces de défense du peuple de Tanzanie (TPDF), la police tanzanienne, Interpol, des ONG internationales, des ONG locales et des groupes communautaires de conservation.
Ces groupes ont également reconnu la nécessité de collaborer au niveau régional. En 2013, la Communauté de développement de l’Afrique australe a élaboré un plan visant à mettre fin au braconnage :
améliorer la communication entre les forces de police au niveau local, national, régional et international.
améliorer les capacités des services chargés de l’application de la loi, des douanes et des services de contrôle de l’immigration à repérer le commerce illégal d’espèces sauvages et à y mettre fin.
intensifier le dialogue entre les groupes concernés.
établir un centre régional de surveillance chargé de repérer les signes de braconnage et des commerces connexes.
Jeremy Swanson, un consultant en conservation de la nature et en développement basé en Tanzanie, travaille régulièrement en Afrique de l’Est depuis près de 15 ans. Jeremy Swanson a affirmé à ADF que les braconniers devaient être considérés autrement que comme quelques villageois affairés à gagner de l’argent facilement.
« Ils ont de l’argent à leur disposition », précise-t-il. « Beaucoup d’argent. Il s’agit de groupes extrêmement militarisés, et ils sont lourdement armés. Ils ont abattu un hélicoptère lors d’une patrouille anti-braconnage ».
On peut se faire une idée de l’ampleur du danger inhérent au pistage des braconniers avec l’attaque qui a eu lieu le 23 avril 2016 dans le Parc national Garamba, en République démocratique du Congo. Les braconniers d’éléphants ont tué trois gardes forestiers et ont blessé deux autres personnes.
« Les gardes forestiers risquent leur vie chaque jour et subissent un véritable siège à Garamba, en protégeant les éléphants des bandes de braconniers fortement motivés par le gain et militarisés », a déclaré à Voice of America Peter Fearnhead, directeur exécutif du groupe de conservation de la nature African Parks.
Désormais, les gardes forestiers pistant les braconniers ont un nouvel outil à leur disposition : des chiens très bien entraînés. La Big Life Foundation a commencé à utiliser des chiens pour pister les braconniers en 2011, avec l’aide de Canine Specialist Services International, un centre situé dans le nord de la Tanzanie. Les bergers alsaciens, un type de berger allemand, sont maintenant utilisés en raison de leur endurance et de leur résistance à la chaleur. Ils sont devenus si utiles que de nombreux services du gouvernement tanzanien ont demandé à les utiliser.
« C’est formidable de travailler avec ces chiens, car au-delà de leurs incroyables aptitudes au pistage, ils n’ont pas de préoccupations politiques, donc ils ne peuvent pas être compromis », affirme Damien Bell, directeur de Big Life Tanzania, l’organisation de conservation qui gère l’unité de chiens pisteurs de Big Life. « Nos chiens ont pisté les braconniers d’éléphants pendant huit heures d’affilée ou plus, dans des conditions extrêmes — la chaleur, la pluie, les marécages, les montagnes — et ont malgré tout obtenu des résultats ».
PARTICIPATION LOCALE
Jeremy Swanson souligne que l’adhésion de la population locale est cruciale pour repérer les braconniers.
« Nous sommes en train d’apercevoir des signes positifs, au Kenya et en Tanzanie », ajoute-t-il. « Nous avons observé des diminutions significatives de braconnage d’éléphants et quelques arrestations clés ont eu lieu l’année dernière. Nous constatons une augmentation assez rapide des condamnations, même pour certaines catégories de trafiquants de niveau moyen ou élevé ».
Historiquement, poursuivre les braconniers s’est avéré problématique. Souvent, lorsque les braconniers sont arrêtés, ils sont remis en liberté sous caution, laquelle peut fréquemment atteindre des dizaines de milliers de dollars. Ultérieurement, les poursuites engagées contre eux peuvent être abandonnées sous prétexte d’une « perte de dossiers ».
Il se peut que les dossiers soient véritablement égarés du fait de cafouillages bureaucratiques. Ou encore, comme le National Geographic en a fait état en décembre 2015, ils peuvent faire l’objet d’« arrangements en coulisse » et disparaître suite à des interventions délibérées en raison de la corruption des pouvoirs publics. L’ONG WildlifeDirect signale qu’au Kenya, seuls 10 pour cent des braconniers arrêtés sont effectivement poursuivis. Environ un quart des affaires sont classées sans suite par les magistrats ou déclarées irrecevables par les procureurs pour manque de preuves.
Le président tanzanien John Pombe Magufuli, élu fin 2015, s’est demandé comment l’ivoire pouvait déjà sortir du pays. Il a constaté que les défenses étaient confisquées en Chine et en Europe après que les trafiquants ont réussi à les faire sortir du port de Dar es-Salaam.
Au-delà des forces gouvernementales habituelles, ajoute Jeremy Swanson, « certains n’ont pas vu ce que les communautés peuvent faire pour mettre fin aux activités des braconniers ». Ce rôle, précise-t-il, peut être « tout à fait considérable, en particulier lorsqu’il est question de renseignement ».
Les enjeux sont très importants. Les pays africains ont conscience des lourdes conséquences pesant sur les ressources financières dérivées du tourisme si les animaux deviennent de plus en plus rares.
« Tous les habitants d’un village, y compris les femmes, les jeunes et les personnes âgées, ont un rôle à jouer pour assurer la viabilité à long terme de leur communauté et de la vie sauvage à proximité des zones protégées », a affirmé en 2014 au Guardian Helen Clark, des Nations Unies. « Les initiatives à l’échelle communautaire doivent être encouragées afin de générer des revenus pour les ruraux et d’aider à diversifier les moyens d’existence par le biais du tourisme et d’autres secteurs de services ».
Ces initiatives, précise Jeremy Swanson, ne sont pas facultatives.
« Si vous n’obtenez pas l’adhésion de la communauté, de ces villages situés autour des parcs nationaux, autour des réserves d’animaux sauvages, vous allez être confronté à des obstacles redoutables », poursuit-il. Cette adhésion doit inclure la collecte de renseignements au niveau local. Les programmes de récompenses sont devenus une part cruciale de cette collecte de renseignements.
« En grande partie, la réussite de ces petites organisations réside dans les incitations », explique Jeremy Swanson. « Il y a des incitations pour la collecte des données ; nous avons tous besoin de données. Il y a des incitations pour la confiscation des armes, de l’ivoire et d’autres trophées de chasse, pour des arrestations aboutissant à des poursuites. C’est une partie tout à fait importante de notre stratégie de mobilisation des équipes locales ».
« Je me suis retrouvé dans des situations dans lesquelles nous sommes arrivés à un endroit en compagnie d’éclaireurs locaux dont plusieurs étaient soupçonnés d’être effectivement des braconniers », observe Jeremy Swanson. « Vous avez là affaire à des individus qui n’ont pas reçu de salaire adéquat ou ont été complètement négligés des mois durant, et qui n’ont reçu aucune incitation réelle pour faire leur travail. Un groupe avec lequel j’ai travaillé pendant un certain temps a pu aller là-bas, écarter certains des individus les moins fiables et même remettre dans le droit chemin certains de ceux qui avaient pu être impliqués et leur offrir des incitations. Nous avons réussi à rendre le braconnage négligeable dans certaines zones ».
Dan Challender et Douglas MacMillan, auteurs d’une étude publiée en 2014 dans la revue scientifique en ligne Conservation Letters, ont fait valoir que les mesures répressives et les réglementations ne suffiront pas à mettre fin aux activités des braconniers.
« Dans l’avenir immédiat, il nous faudra offrir des incitations et renforcer les communautés locales pour préserver les espèces sauvages », ont-ils expliqué. « Il s’avère que les méthodes actuelles d’application de la loi ne réussissent pas et que davantage doit être fait pour s’assurer la collaboration des communautés locales, qui vivent à … proximité des espèces animales, en les récompensant pour leurs actions de préservation de la vie sauvage ».
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