La sécurité centrée sur la population considère la défense d’un autre point de vue
PERSONNEL D’ADF
La construction du barrage de Weija au Ghana a été l’un des projets de travaux publics les plus réussis des dernières décennies. Juste à l’ouest de la capitale, Accra, le barrage capte les eaux de la rivière Densu s’écoulant sur 116 kilomètres des montagnes pour remplir un lac artificiel, fournissant ainsi de l’eau potable à 70 pour cent des habitants de la capitale. Toutefois, lorsque la zone montagneuse est affectée par une saison des pluies particulièrement intense, comme cela s’est produit en 2014, le trop plein du lac de barrage doit être évacué.
En juin 2014, au fur et à mesure de la montée des eaux, Kofi Portuphy, le directeur de l’Organisation nationale de gestion des catastrophes (NADMO), a alerté les habitants résidant dans la zone de captage des eaux en dessous du réservoir en vue de leur évacuation, car les autorités se préparaient à ouvrir les vannes de déversement. Kofi Portuphy a indiqué que les habitants avaient été avertis à maintes reprises de ne pas construire d’habitations à cet endroit, mais ils l’avaient fait tout de même, sans autorisation.
Pour atténuer les dégâts, Kofi Portuphy et son équipe ont décidé de draguer et d’approfondir les canaux reliant le barrage à l’océan Atlantique. Il leur fallait agir rapidement parce que l’eau menaçait 5.000 personnes et 500 habitations.
« La plus grande partie de l’année, l’écoulement des eaux n’atteint pas l’océan », explique Kofi Portuphy. « Il y a des dépôts de sable qui empêchent les eaux de s’écouler dans le canal. Donc, lorsque l’eau est déversée et qu’elle ne peut pas s’écouler dans l’océan, elle se répand dans d’autres zones et elle provoque le déplacement de bien plus d’habitants encore. »
Et pourtant, lorsque les agents sont arrivés pour draguer les canaux, les habitants du lieu, furieux, ont résisté. Les membres de l’ethnie Ga avaient reçu de leurs chefs locaux ou responsables traditionnels l’instruction de ne pas permettre que l’on procède à la mise en œuvre des travaux.
« Il s’agit d’une coutume, et c’est une zone traditionnelle », explique Kofi Portuphy.
« Alors ils ont fait venir les membres de leur groupe d’autodéfense. Ils ont dit : «Non, vous ne pouvez pas faire cela maintenant. Laissez-nous un peu de temps, et nous vous dirons quand venir et quand le faire. »
Le conflit est devenu violent, et les Ga ont attaqué les agents de la NADMO et ils ont même brisé les vitres d’une excavatrice en essayant de se saisir du chauffeur à l’intérieur. L’émeute paraissait imminente.
Kofi Portuphy a rappelé son équipe et a convoqué à une réunion d’urgence toutes les parties prenantes à la sécurité, y compris les membres de l’Armée de l’air, de la Marine, de la police et du 48e régiment du génie de l’Armée de terre. À 2 heures du matin, le lendemain, avec des hélicoptères survolant et surveillant la zone et des policiers en tenue anti-émeute formant un cordon de sécurité autour des travailleurs pour assurer leur protection, l’équipe de la NADMO et les spécialistes du corps du génie de l’armée ont pu accomplir leur mission, et les eaux furent très vite redirigées vers l’océan.
« Nous avons procédé au dragage et les eaux ont reflué de certaines zones affectées dans les 48 heures », a ajouté Kofi Portuphy.
Une sécurité qui met la population au cœur de ses préoccupations
Cette histoire qui s’est déroulée au Ghana illustre certaines vérités à propos de la sécurité en Afrique. Les menaces affectant la sécurité des civils ne se présentent pas habituellement sous la forme d’armées étrangères hostiles, d’attaques terroristes ou d’actes de piraterie. Au Ghana, les résidents des zones sujettes aux inondations étaient exposés aux risques du fait de facteurs plus banals. Parmi ceux-ci figurent des problèmes environnementaux, de droit foncier et d’utilisation des terres, ainsi que des affrontements entre les responsables traditionnels et les fonctionnaires civils gouvernementaux.
Aucun de ces facteurs n’entre dans le cadre d’une formation militaire type, mais inévitablement, l’armée se voit obligée d’y prêter attention.
De plus en plus, les armées, forces de police et organismes gouvernementaux du continent africain reconnaissent qu’il est insuffisant de limiter son attention aux menaces traditionnelles pesant sur la sécurité. Il leur faut plutôt se concentrer sur le concept élargi des besoins de la population, connu sous le nom de « transformation du secteur de la sécurité pour qu’il soit centré sur la population ». Ceci englobe de nombreux domaines, depuis les flambées épidémiques jusqu’aux changements climatiques, à la sécurité alimentaire et à la coopération avec les acteurs non étatiques de la sécurité et les responsables traditionnels.
« Le nœud du problème réside dans le fait que la sécurité humaine ne concerne pas uniquement l’élargissement de la définition de sécurité, mais aussi son approfondissement », déclare à ce propos Ebenezer Okletey Teye Larbi, le vice-ministre de la défense du Ghana. « Il nous appartient de mener une réflexion critique sur la transformation de notre secteur de la sécurité afin qu’il puisse correspondre aux nécessités du contexte dans lequel il fonctionne à l’heure actuelle. »
La sécurité centrée sur la population a fait l’objet d’un colloque académique organisé du 23 au 26 juin 2014 sous l’égide de l’état-major unifié des États-Unis pour l’Afrique en partenariat avec le Centre international Kofi Annan de formation au maintien de la paix (KAIPTC) à Accra. L’ambassadeur Phillip Carter III, adjoint auprès du commandant en chef de l’état-major unifié des États-Unis pour l’Afrique chargé de l’engagement civilo-militaire, a lancé l’événement en demandant aux participants de réorienter leur attention vers les préoccupations quotidiennes des personnes dont ils se sont solennellement engagés à assurer la protection.
« Dans leur immense majorité, les Africains citent les difficultés quotidiennes comme étant leurs soucis primordiaux en matière de sécurité », explique l’ambassadeur Carter. « Lorsque quelqu’un souffre en silence, c’est notre intérêt à tous d’essayer de l’aider. Ces types de difficultés quotidiennes sont plus préjudiciables que tous les conflits actifs en mouvement, de plusieurs ordres de grandeur. »
Dans les pages suivantes, sont présentées les grandes lignes de quatre sujets qui historiquement ne faisaient pas partie des formations à la sécurité, mais qui sont au cœur d’une sécurité centrée sur la population. Leur importance devrait croître dans les années à venir.
La santé
Bien que l’espérance de vie se soit améliorée dans l’ensemble du continent et que les maladies mortelles soient en passe d’être éradiquées, il reste encore beaucoup de chemin à faire. L’Afrique demeure la seule région au monde où les maladies infectieuses et transmissibles peuvent causer la majorité des décès. La recrudescence du virus Ebola en Afrique de l’Ouest nous rappelle une dure réalité, à savoir que des souches mortelles de maladies peuvent naître à tout moment.
Cela fait longtemps que les militaires s’intéressent de près aux enjeux de santé publique, parce que les flambées épidémiques dans leurs rangs affectent leur état de préparation. Les militaires jouent également un rôle crucial pour imposer une mise en quarantaine ainsi que l’ordre public pendant les flambées épidémiques. En réalité, dans de nombreux avant-postes isolés, les centres de consultation médicale externe organisés par les militaires sont les seuls prestataires de soins de santé à des centaines de kilomètres à la ronde.
Dans plusieurs régions du continent, les armées africaines exercent des fonctions novatrices dans la manière dont elles s’emploient à répondre aux préoccupations de leurs compatriotes en matière de santé. En Zambie, la réputation de l’armée s’est affirmée à travers l’exercice de ses responsabilités au cours de la crise du VIH/sida dans les années 1990. En 1994, la Zambie a été parmi les premiers pays du continent à lancer une unité spéciale VIH/sida, à organiser des ateliers de sensibilisation et à promouvoir l’utilisation du préservatif pour tous ses soldats, y compris les nouvelles recrues et les élèves officiers.
Il en a résulté une baisse régulière du taux d’infection. Une fois que les antirétroviraux sont devenus disponibles, la Force de défense zambienne (ZDF) a donné un exemple éloquent en remettant en activité des soldats séropositifs. Ceci a indiqué au reste du pays que le fait d’être séropositif n’équivalait pas à une sentence de mort sociale.
« Au début, tout le monde pensait que c’était du ressort des civils, des ONG, que cela ne concernait pas l’armée, mais il n’a pas fallu longtemps pour constater que de nombreuses forces de défense étaient en train de perdre leurs éléments », déclare le général de brigade en retraite Joyce Ng’wane Puta. « Vous pouviez avoir un bataillon, mais dans lequel peut-être la moitié de l’effectif n’était pas apte au combat car les soldats étaient soit au domicile, soit à l’hôpital, soit de retour dans l’unité mais pas encore aptes au combat. C’est à ce moment-là que de nombreux commandants d’unité ont entendu la sonnette d’alarme et ont commencé à se pencher sur le problème. »
L’armée a élargi son rôle. Lors des flambées épidémiques de choléra, on a demandé à la ZDF d’imposer les mises en quarantaine et de transporter les médicaments. Le gouvernement a fourni des médicaments de première ligne aux centres de consultation externe de la ZDF opérant dans des régions reculées, et la ZDF a mené des campagnes de vaccination dans des régions rurales, atterrissant parfois avec des hélicoptères pour vacciner des centaines d’enfants dans une journée.
« Tout commandant d’une unité de l’armée doit être vigilant et doit réfléchir de manière stratégique », a ajouté Joyce Ng’wane Puta. « Et il doit effectuer une analyse de la menace. Cette analyse de la menace n’est pas uniquement axée sur une invasion armée, car elle doit englober la totalité de l’environnement qui rend un endroit sûr et sécurisé. »
Environnement
Dans le monde entier, les professionnels de la sécurité se préparent au changement climatique et aux conflits qui pourraient s’ensuivre. Il est impossible d’affirmer qu’une catastrophe naturelle particulière dans une nation particulière est liée ou non à un environnement marqué par le réchauffement, mais le consensus chez les spécialistes des tendances climatiques est que les inondations, les épisodes de sécheresse et les grands incendies de végétation deviennent de plus en plus fréquents et de plus en plus intenses.
Jeff Andrews, le responsable de la division Sécurité environnementale de l’état-major unifié des États-Unis pour l’Afrique, a indiqué que des projections modérées font apparaître une élévation de la température de 1,3 degré Celsius d’ici à 2040, une pénurie d’eau affectant 1,7 milliard d’humains dans le monde entier, des migrations massives d’habitants de zones sèches, ainsi qu’un nombre accru de catastrophes naturelles. La Banque mondiale prévoit que l’Afrique sera probablement le premier continent touché et également le plus durement touché par le changement climatique.
« Le changement climatique est un multiplicateur de menaces », affirme Jeff Andrews. « Nous avons déjà tous ces problèmes, mais le changement climatique est susceptible de les aggraver tous considérablement. »
Les signes précurseurs de conflits provoqués par un environnement évolutif sont déjà visibles. Dans l’Afrique de l’Est, un plan conçu par l’Éthiopie en vue de construire sur le Nil le barrage Renaissance a donné lieu à des prises de position hostiles et à des menaces de guerre de la part de l’Égypte, qui s’inquiète de perdre sa principale ressource hydrique. En Afrique centrale, la surface du lac Tchad se rétrécit depuis des années, ce qui entraîne la migration des riverains hors des villages depuis les rives du lac vers les villes. Cette migration pourrait conduire à l’augmentation de la criminalité et peut-être même encourager le recrutement des riverains par les groupes extrémistes. Dans les zones semi-arides du Sahel, les éleveurs se déplacent plus au loin pour trouver des zones de pâturage et entrent en conflit avec les agriculteurs.
« Il va y avoir une intensification des conflits au sujet des cultures, de la terre et des ressources », avertit Jeff Andrews. « Les personnes les plus vulnérables sont les plus exposées aux dangers. »
Les armées africaines seront mises à contribution. Des projets tels que celui de la Grande Muraille Verte, une barrière de végétation à travers le continent pour empêcher l’avancée du désert vers le sud, sont en cours de réalisation. Ils nécessiteront des millions d’heures de travail et des millions de bras, et les militaires devront contribuer à l’effort. Les militaires jouent également un rôle actif sous diverses formes dans la gestion des catastrophes et la réponse aux catastrophes. Les armées affectent du personnel aux centres opérationnels de haute technologie pour la gestion des situations d’urgence, et les bataillons du génie sont mis à contribution pour le renforcement des mécanismes de prévention des inondations et d’autres barrières érigées contre le déchaînement des éléments.
Droits fonciers
Au cours des 35 prochaines années, la population de l’Afrique devrait doubler en raison d’une croissance démographique annuelle de 2 pour cent et d’un rallongement de l’espérance de vie.
Cette croissance mettra à rude épreuve des ressources naturelles limitées et la disponibilité des terres. Ce phénomène se produit déjà au fur et à mesure de la migration des habitants depuis les zones rurales vers les centres urbains. Ceux qui ne sont pas en mesure de trouver du travail élisent souvent domicile dans des bidonvilles ou des habitats de fortune semblables à ceux décrits plus haut dans les zones inondables du Ghana.
L’Union africaine a indiqué qu’il y a de fortes chances que cette tendance se poursuive. « L’urbanisation en Afrique continuera à être caractérisée par le développement d’habitats de fortune là où plus de 60 pour cent de la population urbaine réside actuellement », a prévu l’UA dans un rapport sur les migrations. « Il s’agit d’un phénomène qui continuera à accentuer les inégalités dans l’accès aux ressources du développement dans ces domaines, un facteur qui à son tour affecte directement la stabilité sociale et économique. »
Le Dr. Ken Ahorsu, professeur au Centre Legon pour les affaires internationales et la diplomatie de l’Université du Ghana, observe que de nombreux conflits violents du continent considérés de l’extérieur comme des conflits ethniques ou religieux sont en réalité des différends fonciers.
« En Afrique, c’est un sacrilège même de renoncer à la propriété familiale », explique-t-il. « Tout le monde a des racines; tout le monde a un foyer ancestral. »
Même si la protection des droits fonciers continuera d’être du ressort de l’État et du système judiciaire, l’armée a un rôle à jouer pour protéger les ressources naturelles. Ceci comprend la prévention de l’extraction minière illégale, de l’abattage illégal des arbres et du détournement de pétrole brut. Les armées africaines veillent également à ce que la faune ne soit pas décimée par le braconnage et la pêche illégale.
Ken Ahorsu estime que, au fur et à mesure que les différends relatifs aux droits fonciers deviendront plus courants, le secteur de la sécurité et les organismes gouvernementaux vont jouer un rôle tout aussi important, même s’il leur est peu familier, celui de médiateur. Ken Ahorsu fait valoir que les responsables militaires seraient bien avisés de s’intéresser à des systèmes d’alerte précoce qui détectent les signes d’agitation sociale et de faire un travail de proximité auprès des communautés locales pour empêcher les affrontements intercommunautaires avant qu’ils ne deviennent violents. Les commandants d’unités militaires peuvent également jouer un rôle pour avertir l’État lorsque de nouveaux développements informels laissent les résidents exposés aux catastrophes naturelles.
« Je pense que ce que l’armée peut faire est probablement d’avoir un secteur de la sécurité centré sur les personnes, capable de s’éloigner des devoirs militaires conventionnels et d’entrer en contact avec les communautés locales », poursuit-il.
État traditionnel contre État moderne
Comme cela a été mis en évidence par l’inondation au Ghana, les chefs traditionnels exercent une influence notable sur les actions des habitants dans de nombreuses régions de l’Afrique.
Le Dr. Thomas Jaye, directeur-adjoint de la recherche au KAIPTC, observe que les responsables traditionnels peuvent être soit des alliés majeurs pour les forces de sécurité, soit des obstacles à la sécurité s’ils ne sont pas adéquatement intégrés à la prise de décision. Ces chefs et ces anciens représentent des systèmes de gouvernance qui sont antérieurs au système étatique moderne et ont une importance cruciale dans les différends fonciers, dans le règlement des affaires criminelles, dans la détermination des droits successoraux et pour d’autres questions.
« Plus vous vous éloignez de la capitale dans la plupart des pays africains, plus vous vous rendez compte que des éléments tels que la sécurité sont de plus en plus pris en charge par les autorités traditionnelles », observe Thomas Jaye.
Une enquête réalisée en 2008 sur 40.000 sondés dans 15 pays africains a conclu que les dirigeants traditionnels jouent un rôle « déterminant » dans le règlement des conflits dans les endroits où ils sont actifs. L’enquête, publiée par l’organisme de recherche AfroBarometer, a également révélé que les sondés estiment que les responsables traditionnels sont davantage respectés que les responsables élus.
Dans cette perspective, Thomas Jaye indique qu’il est crucial que l’armée et les forces de police obtiennent des résultats se rapprochant de ces chiffres.
« Les États sont confrontés à des défis complexes en matière de sécurité, et les institutions de sécurité de l’État devront bâtir un partenariat avec ces acteurs locaux », poursuit-il. « Aujourd’hui, tout le monde parle d’un modèle de police axé sur le renseignement. Donc, comment peut-on rendre cela opérationnel? En établissant des partenariats à divers niveaux de la société. Et cela peut être très efficace, parce que ces gens agissent à l’échelle locale, et beaucoup de choses dont nous parlons, telles que la criminalité transnationale, se produisent à l’échelle locale. »