Africa Defense Forum

LE MAILLON FORT DE LA CHAÎNE

Le chef d’état-major des forces armées de la Mauritanie explique à ADF comment son pays s’efforce d’assurer la stabilité dans une région en proie à des difficultés.

Au cours de la semaine du 19 mai 2014, le général de division Mohamed Ghazouani, chef d’état-major des forces armées de la Mauritanie, s’est rendu à Tampa, en Floride, aux États-Unis, afin de participer à la SOFIC (Special Operations Forces Industry Conference ou Conférence du secteur des Forces d’opérations spéciales). Au cours de cette conférence, le général de division Ghazouani a pris part à divers événements aux côtés de commandants d’opérations spéciales venus de 84 pays, de hauts responsables gouvernementaux, d’universitaires de premier plan et de dirigeants du Commandement des opérations spéciales américaines. Le général de division Ghazouani a rempli diverses fonctions au sein du secteur de la sécurité de Mauritanie. Entre 2005 et 2008, il a notamment été directeur de la sécurité nationale. Pour des raisons de clarté et de place, l’entretien retranscrit ci-dessous a été remanié.

ADF : Au cours de votre carrière, comment l’armée mauritanienne a-t-elle changé et évolué ?

Le général de division  Mohamed Ghazouani  ADF STAFF
Le général de division Mohamed Ghazouani
ADF STAFF

Général Ghazouani : Effectivement, l’armée mauritanienne a connu une évolution d’ailleurs positive au cours de ses dernières années, mais je ne peux pas être égoïste et considérer que c’est grâce à moi. Non, c’est grâce à deux facteurs importants. D’abord, le plus important de ces facteurs c’est le fait que le gouvernement mauritanien était très conscient de la situation sécuritaire dans laquelle le pays se trouve et il a fait une bonne analyse, une bonne évaluation de la menace au niveau du pays et au niveau de la sous-région. Et à partir de cette évaluation, le gouvernement a considéré qu’il fallait donner la priorité numéro un aux forces armées et de sécurité parce que, sans la sécurité, il n’y a pas de développement. Notre gouvernement l’a bien vu quand il a considéré que la sécurité vient avant tout le reste.

Le deuxième aspect, c’est la prise de conscience qui s’est passée aussi chez les soldats mauritaniens. C’est-à-dire que les soldats mauritaniens, qu’ils soient officiers, sous-officiers ou hommes du rang, ont compris qu’il fallait relever les défis, que leur pays était menacé et que la vie des citoyens mauritaniens était menacée. La vie des étrangers présents sur le territoire mauritanien était menacée, et toutes ces menaces provenaient des groupes terroristes. En ce qui me concerne, je ne suis qu’un soldat parmi ces soldats-là. Mon rôle est effectivement de prendre en considération les instructions et les orientations du gouvernement et de jouer le rôle de coordinateur au niveau de cette institution.

ADF : La Mauritanie a plus de 5.000 kilomètres de frontière terrestres et partage sa frontière la plus longue avec le Mali. Quelle stratégie applique l’armée mauritanienne pour sécuriser cette immense frontière ?

Général Ghazouani : Effectivement, la Mauritanie est un grand pays si on parle de la superficie. Mais, c’est un pays avec une faible population, parce qu’elle a moins de quatre millions d’habitants. Donc, rien qu’en faisant ce rapport, on voit déjà que des problèmes se posent. Un territoire vaste avec une petite population ne contribue pas beaucoup à la sécurité.

Pour sécuriser cette frontière, le principe est d’utiliser tous les moyens que nous avons. Comment avons-nous procédé ? Nous avons essayé de jalonner l’ensemble des frontières avec des bases. Nous avons construit des bases militaires qui n’existaient pas le long de ces frontières. Ce sont de petites bases occupées par des unités qui se relaient. Et si on considère que la frontière est là et que nous avons une base ici, une base à 200 kilomètres et une base à 300 kilomètres, nous savons qu’une présence militaire sécurise l’ensemble de ces frontières. Entre ces bases que se passe-t-il ? Des unités mobiles se déplacent en permanence pour éviter que l’ennemi passe à un moment ou à un autre de la journée ou de la nuit. Vous allez me dire que c’est coûteux. C’est vrai. C’est coûteux. C’est fatiguant pour les hommes aussi. Surtout pour un pays où il y a un grand déficit de capacités dans la troisième dimension, c’est-à-dire l’aviation. L’aviation n’est pas très développée. Vous pouvez imaginer facilement avec moi que, pour un pays avec un territoire vaste, ce n’est pas avec des forces terrestres, des véhicules, des armes et des hommes embarqués à bord des véhicules qu’on peut mener cette mission. C’est très difficile à faire. Mais, là aussi c’est pour moi une occasion de remercier le gouvernement américain et nos collègues américains qui ont bien compris la situation dans laquelle notre pays se trouve. Ils ont remarqué effectivement que nous avions la volonté qu’il faut pour faire du bon travail et ils nous ont beaucoup aidés. Et, effectivement, je les remercie parce qu’ils nous ont apporté un soutien et une aide très importante dans le cadre de la dotation des moyens, ce qui nous permet d’assurer une meilleure surveillance de notre territoire par voie aérienne.

ADF : Ces dernières années, les relations entre la Mauritanie et le Mali ont été tendues. Bien avant la crise de 2012 et de 2013, lorsque le Mali a perdu le contrôle des deux tiers de son territoire, le Nord du pays était déjà un repère d’extrémistes. Ces derniers cherchaient parfois à traverser la frontière et à mener des attaques contre des cibles mauritaniennes. Comment la crise récemment survenue au Mali a-t-elle affecté la sécurité en Mauritanie ?

Général Ghazouani : En fait, même avant le déclenchement de la crise, moi je dirais que nous avons ressenti beaucoup plus tôt les faits de l’insécurité au Mali. La Mauritanie était sous une menace permanente de la part des groupes terroristes qui venaient sur le territoire mauritanien depuis la frontière malienne. Et, à chaque fois, ces terroristes venaient attaquer une base ou une ville ou procéder a des enlèvements de touristes ou de personnes étrangères. Donc, c’est pendant cette période-là qui a précédé la crise que nous étions effectivement sous une véritable menace. Vous avez fait allusion à une relation un peu tendue entre le Mali et la Mauritanie. En fait, ce n’était pas tendu. La Mauritanie et le Mali sont deux pays qui sont liés par beaucoup des choses. Ce sont des pays voisins, des pays frères, et nous partageons avec le Mali beaucoup de choses. Mais effectivement, nos autorités avaient attiré l’attention des autorités maliennes sur le danger qu’encourait d’abord le Mali, puis la Mauritanie, voisine du Mali mais aussi sur le fait de fermer les yeux sur les actions et sur la présence des groupes terroristes et des groupes de narcotrafiquants sur le territoire malien. Malheureusement, ils n’avaient pas vu ça avec nous, et ils n’avaient pas considéré que c’était très dangereux ou, du moins, ils n’avaient rien fait pour contrecarrer la présence de ces groupes-là. Mais l’histoire a montré que nous avions raison quand même en disant aux Maliens « attention, n’acceptez pas la présence de ces groupes de terroristes sur votre territoire parce que, par la suite, ils vont essayer de créer un État sur votre territoire ». Et malheureusement, ça s’est passé. Mais, la Mauritanie est toujours très soucieuse de la sécurité du Mali et nous faisons ce que nous pouvons.

ADF : À votre avis, quelle est la force actuelle d’Al-Qaida au Maghreb islamique, d’Ansar Dine et des groupes liés, qui sévissent au Sahel depuis des années ? Quelle est l’ampleur de la menace qu’ils représentent ?

Général Ghazouani : Il faut reconnaître que l’Opération Serval a servi à beaucoup de choses. D’ailleurs je pense que si cette opération n’avait pas eu lieu, on ne serait pas aujourd’hui en train de parler d’un État au Mali. Parce que les terroristes avaient déjà fait une invasion qui avait réussi et l’armée malienne n’avait pas réagi. Ils étaient à 24 heures pratiquement ou à 48 heures d’arriver à Bamako et, si là il y avait une prise de Bamako, on serait dans une situation qu’on ne peut pas imaginer. On peut dire que l’opération a sauvé le Mali. Elle a fait beaucoup de dégâts dans les rangs des terroristes, elle a beaucoup réussi en ce qui concerne la destruction d’équipements qui étaient en possession des terroristes. Mais là aussi, il faut comprendre que les terroristes avaient pu beaucoup évoluer et avaient pu se constituer pendant quelques années dans cette sous-région, et ils avaient eu beaucoup d’argent qui provenait de sources différentes, ils avaient eu l’argent libyen, ils avaient eu l’argent de rançons. Donc, ils ont pu s’équiper, ils ont pu recruter beaucoup d’effectifs. Ce sont des groupes qui existent encore. Bien qu’ils aient perdu certains chefs, ils sont restés structurés. Pour le moment, apparemment, ils adoptent un profil bas parce qu’ils sont sous une pression militaire très forte. Mais je pense qu’avec le temps ils vont réapparaître. Leurs chefs font actuellement la navette. Quand ils sont soumis à une pression forte dans le Nord du Mali, ils se déplacent vers le Sud de la Libye. Ils ont leurs dépôts, ils ont leurs armes, ils ont une base arrière très forte. Donc, le fait d’imaginer que c’est un phénomène de terrorisme, que le terrorisme a disparu dans cette région, je pense que non, il n’a pas encore disparu. Il existe, même s’il est vrai qu’il a subi beaucoup de dégâts.

ADF : Dernièrement, la Mauritanie a mis l’accent sur les actions civilo-militaires au profit des populations vivant dans les régions les plus vulnérables et isolées du pays. Ces actions englobent notamment des programmes de consultations médicales, de creusement de puits et de construction de routes. Pouvez-vous décrire ces programmes et préciser pourquoi ils sont importants pour la sécurité nationale ?

Des membres de la garde nationale de Mauritanie patrouillent dans un désert près de Bassikounou, un village situé à environ 30 kilomètres de la frontière malienne, en 2012.  REUTERS
Des membres de la garde nationale de Mauritanie patrouillent dans un désert près de Bassikounou, un village situé à environ 30 kilomètres de la frontière malienne, en 2012. REUTERS

Général Ghazouani : Là aussi, c’est un autre aspect sur lequel nous avons travaillé avec nos amis américains. D’ailleurs, je les remercie aussi d’avoir mis en place avec nous ces programmes d’actions civilo-militaires. Ces actions ne peuvent que donner de bons résultats principalement parce qu’elles touchent des populations nécessiteuses qui sont éloignées des villes. Donc, elles ont besoin d’une aide médicale, parce que la santé publique n’a pu pas assurer leur couverture. Et chaque fois que les militaires s’adressent à ces populations pour les prendre en charge, dans le cadre d’un plan d’alimentation ou d’un plan d’administration des soins médicaux, il s’agit toujours d’actions qui contribuent à nouer des liens entre les civils et les militaires, ce qui est très positif. Avec notre expérience, ça donne toujours de bons résultats, parce que c’est une manière dont les militaires font comprendre à leurs frères civils qu’ils n’ont pas seulement un aspect militaire, mais aussi un aspect humain.

ADF : Depuis votre nomination comme chef d’état-major de l’armée, qu’avez-vous entrepris pour restaurer la confiance du peuple dans l’armée en tant qu’institution ?

Général Ghazouani : Ces dernières années nous avons tout d’abord montré notre disponibilité à nous ouvrir vis-à-vis de la population d’une façon générale, aussi bien vis-à-vis des élus, c’est-à-dire les députés, les sénateurs, que vis-à-vis des organisations de la société civile et mêmes des citoyens. Nous avons, depuis quelques années, organisé des journées annuelles qu’on appelle les journées portes ouvertes. On détermine un certain nombre de sites militaires, comme des casernes, qu’on fait visiter par des parlementaires, des responsables de la société civile ou d’autres membres de la population mauritanienne. On leur organise des voyages, et on les amène dans ces unités. On appelle ça une journée portes ouvertes. Nous leur disons : « Voilà votre armée. Cette unité s’appelle comme ça, sa mission est la suivante. Allez-y. Vous pouvez poser des questions à n’importe qui. Vous pouvez entrer dans ce char et dans cet avion. » Nous avons remarqué que c’est une action importante, au moins, qui transmet un bon message de l’armée en direction de ses autorités politiques et qui fait comprendre que, là, vraiment, on n’a pas grand-chose à leur cacher.

ADF : La Mauritanie a pris des initiatives pour prévenir la propagation de l’extrémisme et de la radicalisation religieuse à l’intérieur de ses frontières. Quelles stratégies sont mises en œuvre pour prévenir la radicalisation des jeunes ? Quel est le rôle de l’armée ?

Général Ghazouani : Il y a des choses intéressantes qui sont faites au niveau du gouvernement. Il y a eu l’élaboration d’une stratégie de lutte contre le terrorisme. Cette stratégie se trouve dans un document intitulé « la stratégie nationale de lutte contre le terrorisme. » C’est une politique globale, c’est-à-dire qu’elle engage l’ensemble des départements du gouvernement mauritanien. Chaque ministère doit avoir un rôle à jouer dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Si je prends, par exemple, le ministère des Affaires islamiques , il demande aux imams des mosquées et aux experts en religion musulmane d’organiser des conférences et des séminaires pour débattre des problèmes de terrorisme, pour condamner le terrorisme et pour informer les jeunes ou toutes les personnes qui sont censées être visées par des terroristes dans le cadre de leur propagande pour les recruter. Ils doivent leur dire : « Attention, si ces gens-là vous disent que le fait de prendre une arme et d’aller combattre fait partie de l’Islam ou fait partie de votre religion, ne vous trompez pas, ce n’est pas ça. » Notre religion est très modérée. Notre religion ne permet pas à quiconque de tuer une autre personne, ni de voler les biens d’autrui. Donc, c’est de la sensibilisation. Il s’agit de séminaires et d’actions de tous genres que ces ministères mettent en place pour aller à l’encontre de la propagande terroriste. Par exemple, le ministère de l’Éducation nationale joue un rôle dans le cadre de cette stratégie en assurant un meilleur suivi afin qu’il n’y ait pas de déperdition d’élèves, que ces derniers ne quittent pas l’école et ne sachent pas quoi faire. Le ministère de l’Emploi joue un rôle important parce qu’il doit avoir une politique pour l’emploi des jeunes chômeurs afin de ne pas les laisser à la disposition des terroristes.  L’armée, au même titre que tous ces départements, peut être un bon employeur et servir à beaucoup de choses. Mais, franchement, je vous dis qu’il faut avoir un bon casier judiciaire pour venir dans l’armée. On ne peut pas recruter n’importe qui.

Le général de division Mohamed Ghazouani (à droite) rencontre le colonel Mohamed Mihoubi, un attaché militaire pour la Tunisie, lors de la 166e conférence des chefs d’état-major des forces de l’OTAN qui s’est tenue à Bruxelles, en Belgique.  OTAN
Le général de division Mohamed Ghazouani (à droite) rencontre le colonel Mohamed Mihoubi, un attaché militaire pour la Tunisie, lors de la 166e conférence des chefs d’état-major des forces de l’OTAN qui s’est tenue à Bruxelles, en Belgique. OTAN

ADF : En 2012, la Mauritanie a connu l’un des moments les plus difficiles de son histoire moderne. En effet, un soldat a accidentellement blessé le président mauritanien par balle alors qu’il revenait, au volant de sa voiture, de sa propriété située aux environs de Nouakchott. Quelles mesures avez-vous personnellement mises en place pour maintenir l’ordre immédiatement après cet incident ?

Général Ghazouani : Au niveau de l’armée et au niveau de l’état-major général des armées, je crois que la mission de l’armée est restée la même : que le président soit absent ou qu’il se rende dans un hôpital pour être soigné, l’armée ne change pas de mission. C’est tout à fait normal. Le président est un homme. Il peut être blessé. Malheureusement, il a été blessé par une balle tirée par un soldat. C’est vrai, un jeune sous-lieutenant. Mais il faut reconnaître qu’à l’origine c’était peut-être par précaution et par vigilance. Parce que ce jeune sous-lieutenant se trouvait dans une unité qu’il entraînait. Puis, il voulait contrôler tous les véhicules qui passaient parce qu’il est un peu à la limite du désert à l’entrée de Nouakchott. C’est une vigilance, mais une vigilance très zélée, si on peut dire. À propos de la blessure du président, je crois qu’il a été très bien pris en charge en termes de soins en France. Pendant sa convalescence, le président était en contact avec les autorités avec lesquelles il était généralement en contact. Que ce soient des autorités civiles ou militaires, la plupart du temps ou presque, tous les jours, on l’avait au téléphone. Ensuite, il y avait le Premier ministre et le gouvernement. Je crois que c’était une période difficile pour la Mauritanie mais aussi une période qui a permis de s’assurer que l’administration marchait bien. Il n’y avait pas de crise en l’absence du président. Chacun a fait son travail et les choses se se sont passées normalement.

ADF : La conférence à laquelle vous assistez ici, à Tampa, met particulièrement l’accent sur l’intégration internationale des forces d’opérations spéciales. Souhaitez-vous une plus grande intégration des forces d’opérations spéciales des pays d’Afrique de l’Ouest et du Nord ?

Général Ghazouani : C’est un bon objectif mais un objectif très difficile à réaliser. L’idéal c’est ça. Parce que l’intégration des forces spéciales, c’est l’objectif final peut-être, mais avant ça il faut qu’il y ait d’abord des relations, des contacts entre ces différentes forces spéciales des différents pays. Il faut arriver à créer justement des rencontres qui permettent une interopérabilité entre des forces des différents pays. Donc, je pense que le but est très intéressant, mais je pense que ce n’est pas du jour au lendemain qu’on peut arriver facilement à obtenir des résultats. Parce qu’actuellement certains pays ne réussissent pas à organiser des actions militaires communes pour lesquelles ils sont tombés d’accord. Il faut donc vraiment arriver à cette intégration. Mais il ne faut pas perdre de vue que c’est au niveau de la décision politique que nous, les militaires, nous pouvons être à la disposition d’un décideur ou des décideurs politiques. Et il faut bien que nos décideurs politiques puissent tomber d’accord sur une intégration, et par la suite nous allons aller dans cette direction. Mais je pense que, déjà, c’est un objectif très intéressant, et en tant que militaire, nous sommes très intéressés par ça. Plus nous côtoyons nos collègues d’autres pays, plus c’est enrichissant, plus ça nous donne d’expérience, plus ça nous permet de découvrir les modes opératoires et les doctrines d’emplois des armées des pays voisins. Donc, c’est positif.  

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